Construire un barrage hydroélectrique n’est pas un simple ouvrage de génie civil. C’est un projet d’ingénierie complexe qui mobilise des expertises multiples pendant 4 à 6 ans en moyenne. Entre les études géotechniques, les autorisations réglementaires, les travaux de construction et l’installation des équipements de production, chaque étape exige une planification rigoureuse et des investissements lourds. Voici comment se déroule concrètement la construction d’un barrage hydroélectrique, du choix du site jusqu’à la mise en service.
Choisir le site : géologie, topographie et débit
Les critères techniques incontournables
Le choix du site conditionne la viabilité du projet. Trois paramètres dominent cette sélection.
La géologie du sol détermine le type de barrage constructible. Un barrage-poids nécessite une roche solide capable de supporter des charges massives. Un barrage en remblai tolère des sols de qualité médiocre, ce qui élargit les possibilités mais impose des volumes de matériaux plus importants.
La topographie de la vallée oriente également la décision. Une vallée étroite et encaissée favorise un barrage-voûte, dont la forme arquée reporte la poussée de l’eau sur les rives. Une vallée large appelle plutôt un barrage-poids ou en remblai.
Le débit et le régime hydrologique du cours d’eau déterminent la puissance potentielle. Plus le débit est régulier et important, plus la production électrique sera stable. La hauteur de chute disponible joue un rôle majeur : une chute élevée génère davantage d’énergie avec un débit modéré.
L’étude de faisabilité préalable
Cette phase dure entre 1 et 2 ans. Elle mobilise des géotechniciens, hydrologues, topographes et environnementalistes.
Les études géotechniques analysent la résistance du sol, la présence de failles, les risques sismiques. Les études hydrologiques évaluent les débits moyens, les crues exceptionnelles, les périodes d’étiage. Les relevés topographiques précisent la configuration du terrain.
Une première estimation de la puissance potentielle est calculée. Elle dépend directement de la hauteur de chute et du débit turbinable. Ces données permettent d’évaluer la rentabilité économique du projet.
Les contraintes environnementales et sociales sont identifiées dès cette phase. Zones protégées, espèces menacées, habitations à déplacer, activités économiques locales : tout est recensé pour anticiper les impacts.
Définir le type de barrage adapté
Barrage-poids
Le barrage-poids résiste à la poussée de l’eau par son poids propre. Son profil triangulaire, épais à la base et affiné vers le sommet, assure sa stabilité.
Ce type convient aux vallées larges et aux sols rocheux solides. Il peut être réalisé en béton ou en matériaux semi-rigides.
Le barrage de la Grande-Dixence en Suisse illustre cette catégorie. Avec ses 285 mètres de hauteur et 6 millions de mètres cubes de béton, c’est le barrage-poids le plus massif d’Europe.
Barrage-voûte
Le barrage-voûte exploite une forme arquée pour reporter la poussée de l’eau sur les rives et les fondations. Cette conception économise du béton tout en offrant une grande résistance.
Il s’adapte aux vallées étroites et nécessite des rives rocheuses de qualité exceptionnelle.
Le barrage de Tignes, construit en 1952 dans les Alpes françaises, culmine à 180 mètres au-dessus de ses fondations. C’est le plus haut barrage-voûte de France.
Barrage en remblai
Le barrage en remblai utilise des matériaux meubles : terre, argile, enrochements. Ces matériaux sont souvent disponibles localement, ce qui réduit les coûts de transport.
Ce type accepte des sols de qualité médiocre et s’adapte à des vallées importantes. Son volume est généralement plus imposant qu’un barrage en béton, mais son coût de construction reste modéré.
Barrage à contreforts
Le barrage à contreforts combine une série de murs parallèles en béton (les contreforts) qui supportent une dalle ou des voûtes. Cette structure réduit la quantité de béton nécessaire par rapport à un barrage-poids classique.
C’est un compromis technique entre le barrage-poids et le barrage-voûte, adapté à des configurations intermédiaires.
Obtenir les autorisations réglementaires
Une instruction longue et stricte
L’instruction administrative dure entre 1 et 2 ans. Elle mobilise plusieurs services de l’État et impose des procédures détaillées.
La construction d’un barrage relève du Code de l’Environnement. Le dossier doit obtenir une autorisation du service de la police de l’eau, qui examine l’impact sur les milieux aquatiques, les débits réservés, les mesures compensatoires.
Une étude d’impact environnemental est obligatoire. Elle évalue les conséquences sur la faune, la flore, les habitats naturels, les activités humaines. Des consultations publiques permettent aux riverains et aux associations de donner leur avis.
Le droit d’eau doit être obtenu. Ce droit, accordé par l’administration, autorise l’usage de la force hydraulique du cours d’eau pour produire de l’électricité. Sa durée est limitée, généralement entre 30 et 75 ans.
Classification des ouvrages
Le Code de l’Environnement classe les barrages en trois catégories selon leur hauteur et le volume retenu.
La classe A concerne les ouvrages de plus de 20 mètres de hauteur, sous conditions de volume. Ces barrages font l’objet d’une surveillance renforcée.
La classe B regroupe les ouvrages de 10 à 20 mètres, également sous conditions de volume.
La classe C inclut les ouvrages de 5 à 10 mètres, ou de 2 à 5 mètres si des habitations se trouvent à moins de 400 mètres en aval.
La France compte environ 600 barrages de classe A et B, et 2 000 barrages de classe C. Chaque classe impose des exigences réglementaires spécifiques en matière de conception, de construction et d’exploitation.
Construire le barrage et les ouvrages annexes
La construction du barrage proprement dit
Les travaux de construction durent au minimum 1 à 2 ans, souvent davantage pour les grands ouvrages.
La première étape consiste à dévier le cours d’eau. Un batardeau provisoire est édifié pour assécher la zone de chantier. Cette opération doit être réalisée pendant les périodes de faible débit pour limiter les risques.
Les fondations sont ensuite creusées jusqu’à atteindre le socle rocheux. Cette phase exige des excavations importantes et un traitement du sol pour assurer l’étanchéité et la stabilité de l’ouvrage.
Le bétonnage (pour un barrage en béton) ou le remblayage (pour un barrage en remblai) se déroule par couches successives. Le béton doit être vibré et refroidi pour éviter les fissures dues à la chaleur de prise. Les matériaux de remblai doivent être compactés avec soin.
Les travaux respectent des contraintes météorologiques et hydrologiques strictes. Les périodes de crue ou de gel sont évitées. Le planning est ajusté en fonction des conditions climatiques.
Aménagement des conduites forcées
Les conduites forcées acheminent l’eau depuis le réservoir jusqu’aux turbines. Leur diamètre et leur tracé sont calculés pour minimiser les pertes de charge tout en résistant à la pression.
Le canal d’amenée capte l’eau en amont et la dirige vers les conduites. Le canal de fuite restitue l’eau au cours d’eau après son passage dans les turbines.
Les évacuateurs de crue sont des ouvrages essentiels à la sécurité. Ils permettent de déverser les eaux excédentaires lors des crues pour éviter la submersion du barrage. Leur dimensionnement tient compte des crues exceptionnelles, souvent calculées sur une période de retour de 1 000 ans.
Construction de la centrale hydroélectrique
La centrale hydroélectrique est généralement située en contrebas du barrage, au pied de la chute ou à l’extrémité des conduites forcées.
Le bâtiment abrite les turbines, les alternateurs, les transformateurs et les équipements de contrôle. Il est conçu pour faciliter la maintenance et garantir la sécurité des opérateurs.
Une salle de contrôle permet de surveiller en temps réel le fonctionnement des installations : débits, niveaux d’eau, production électrique, état des équipements.
Installation des équipements de production
Les turbines transforment l’énergie hydraulique en énergie mécanique. Trois types principaux existent.
Les turbines Francis conviennent aux chutes moyennes (de 10 à 350 mètres). Elles fonctionnent par réaction et sont les plus répandues.
Les turbines Kaplan s’adaptent aux faibles chutes (moins de 20 mètres) avec des débits importants. Leurs pales sont orientables pour optimiser le rendement.
Les turbines Pelton sont réservées aux hautes chutes (plus de 300 mètres) avec des débits modérés. Elles fonctionnent par impulsion et atteignent des rendements élevés.
Les turbines entraînent des alternateurs qui convertissent l’énergie mécanique en énergie électrique. La tension produite est généralement de quelques kilovolts.
Les transformateurs élèvent la tension du courant pour permettre son transport sur le réseau à haute ou très haute tension. Des lignes électriques relient la centrale aux postes de distribution.
Anticiper les impacts environnementaux et sociaux
Les perturbations écologiques
Un barrage modifie profondément le milieu naturel. Le cours d’eau est fragmenté, son débit régulé, sa température modifiée.
La biodiversité aquatique est affectée. Les poissons migrateurs (saumons, truites, anguilles) ne peuvent plus remonter le cours d’eau pour se reproduire. Les habitats naturels sont transformés ou détruits.
L’inondation des terres en amont crée un lac artificiel. Forêts, prairies, zones humides disparaissent sous l’eau. Les sédiments s’accumulent dans le réservoir au lieu de fertiliser les terres en aval.
Les mesures compensatoires
Des passes à poissons sont aménagées pour permettre la migration des espèces aquatiques. Ces dispositifs contournent le barrage et offrent un chemin alternatif aux poissons.
Un débit réservé est imposé par la réglementation. Il garantit le maintien d’un écoulement minimal en aval pour préserver les écosystèmes aquatiques et les usages de l’eau (irrigation, pêche, tourisme).
Les études d’impact préalables obligent les porteurs de projets à évaluer précisément les conséquences écologiques et à proposer des mesures d’évitement, de réduction ou de compensation.
Les méthodes de construction durables visent à limiter les pollutions, à protéger les zones sensibles pendant les travaux, à restaurer les milieux dégradés après le chantier.
Le déplacement de populations
En France, les déplacements de populations sont aujourd’hui rares. Les grands barrages construits dans les années 1950-1960 ont parfois nécessité l’évacuation de villages entiers, comme à Tignes.
Dans les projets internationaux, notamment en Asie et en Afrique, le déplacement de populations reste fréquent. Le barrage d’Assouan en Égypte a entraîné le déplacement de dizaines de milliers de personnes et l’inondation de sites archéologiques majeurs.
Estimer les coûts et le financement
Des budgets variables selon la taille
Le coût de construction d’un barrage hydroélectrique dépend de multiples facteurs : type de barrage, hauteur, puissance installée, complexité du génie civil, accessibilité du site, équipements choisis.
Pour une petite centrale de basse chute (inférieure à 5 mètres), les coûts oscillent entre 30 000 et 90 000 euros pour une puissance de 10 kWh.
Pour une centrale de haute chute, les investissements sont plus élevés : entre 10 000 et 23 000 euros pour 1 kWh de puissance installée.
Ces chiffres donnent un ordre de grandeur, mais chaque projet présente des spécificités qui influencent le budget final. Les travaux de raccordement au réseau électrique, les études réglementaires, les mesures environnementales s’ajoutent aux coûts de construction proprement dits.
Les sources de financement
Les investissements privés constituent la principale source de financement. Des entreprises spécialisées dans la production d’électricité (EDF, Engie, producteurs indépendants) portent la majorité des projets en France.
Le financement participatif citoyen se développe pour les petites centrales. Des riverains ou des particuliers investissent dans des projets locaux et perçoivent une rémunération en fonction de la production électrique.
Les subventions régionales ou nationales peuvent soutenir les projets qui présentent un intérêt public ou environnemental. L’ADEME a longtemps accompagné le développement de la petite hydroélectricité.
Les partenariats public-privé permettent de partager les risques et de mobiliser des financements complémentaires, notamment pour les grands ouvrages à usage multiple (production électrique, irrigation, contrôle des crues).
Durée de vie et maintenance d’un barrage
Une infrastructure durable
Un barrage hydroélectrique est conçu pour durer entre 50 et 60 ans. Cette durée de vie concerne principalement le génie civil (barrage, conduites, centrale).
Une maintenance régulière prolonge cette durée. Les inspections visuelles, les mesures topographiques, les analyses de matériaux détectent les signes de vieillissement. Les réparations sont programmées avant que les dégradations ne deviennent critiques.
Les équipements électromécaniques (turbines, alternateurs, transformateurs) ont une durée de vie plus courte, généralement entre 30 et 40 ans. Leur remplacement ou leur rénovation permet de moderniser les installations et d’améliorer les performances.
Certains barrages français en service aujourd’hui datent de plus d’un siècle. Leur longévité témoigne de la robustesse de ces ouvrages, à condition d’assurer une surveillance et une maintenance rigoureuses.
Surveillance continue
Les barrages font l’objet d’une surveillance continue. Des capteurs mesurent les déformations, les pressions interstitielles, les débits de fuite. Ces données sont analysées pour détecter toute anomalie.
La gestion des débits et des crues exige une vigilance permanente. Les exploitants doivent anticiper les événements hydrologiques et manœuvrer les vannes pour garantir la sécurité de l’ouvrage et des populations en aval.
Les obligations réglementaires imposent des contrôles périodiques par des organismes indépendants. Pour les barrages de classe A, une visite technique approfondie est réalisée tous les 10 ans. Un dossier de sécurité est tenu à jour en permanence.
Construire un barrage hydroélectrique mobilise des compétences techniques, juridiques, environnementales et financières pendant plusieurs années. Chaque projet est unique et s’adapte aux contraintes du site, aux objectifs de production et aux enjeux locaux. Bien conçu et bien exploité, un barrage produit une électricité renouvelable pendant plusieurs décennies tout en régulant les débits et en soutenant les activités humaines.

